J'ai été assistante familiale

 

Pendant les années durant lesquelles j'ai exercé le métier d’assistant(e) familial(e), j’ai rencontré quelques situations insolites.

 

Majoritairement prise pour cible par des parents en souffrance, j’ai pourtant choisi de parler d’une situation exceptionnellement gratifiante que j’ai décomposée en deux parties.

Je précise que pour préserver l’anonymat des enfants, je leur attribue des pseudonymes.

Un départ chaotique

Été 2001, nous accueillons Ludo depuis 2 ans. Arrivé chez nous à l’âge de cinq ans, il en a maintenant sept.

Son parcours a été très difficile : un père alcoolo-dépendant et effacé de la vie de son fils, une mère, déficiente mentale (dont l’âge mental se situe entre 9 ans et moins de 12 ans) qui revendique la responsabilité de cet enfant sans avoir jamais pu l’assumer.

En effet, Ludo a été littéralement livré à lui-même pendant les cinq premières années de sa vie. Sous alimenté, sans cadre ni repère, les premiers jours de son placement, il pose les pieds sur la table lorsque nous mangeons, ne parvient pas à rester assis à table, semble découvrir l’utilité des couverts. Il a un important déficit cognitif qui l’empêche de communiquer correctement. Plutôt que de parler, il préfère nous répondre en « rugissant » comme son idole « Le Roi Lion ». Il joue d’ailleurs d’autres rôles comme celui d’un « justicier qui attaque ses ennemis » avec une épée en plastique, en tapant sur mes enfants.

Il a une grosse verrue de la taille d’un pois-chiche au milieu de la paume de chaque main, leur volume et leur emplacement est très handicapant… De prime abord, tout ceci nous semble terrible et déconcertant presque surréaliste mais malheureusement véridique. Nous comprenons vite que nous avons un énorme travail en perspective.

Nous découvrirons plus tard que ces verrues sont un symptôme psychosomatique du mal-être de Ludo car elles disparaîtront d’elles-mêmes après qu’il se soit débarrassé d’un lourd fardeau psychologique en me livrant quelques confidences sur son parcours familial traumatisant.

Pendant les deux années qu’il passe chez nous sa situation et les situations respectives de ses parents évoluent. Au fur et à mesure qu’il fait des progrès de socialisation et d’intégration dans sa famille d’accueil et dans sa vie en général, ses parents identifient la source de l’évolution positive de leur fils, à savoir ses nouvelles conditions d’accueil. Mais leurs cheminements psychologiques et leurs réactions respectives sont totalement opposées.

Sa mère me considère comme une rivale. De tous les intervenants sociaux, c’est sur l’assistante familiale qu’elle cristallise ses rancœurs. Mais il est vrai que la déficience intellectuelle dont elle souffre s’accompagne généralement de limitations significatives des capacités d’adaptation.

Elle cherche à me contrarier en influençant son enfant lorsqu’elle est seule avec lui. Elle réussit sans mal à convaincre son fils que le mauvais comportement qu’il adoptera avec moi engendrera ma décision de me « débarrasser de lui » et lui permettra de retrouver sa maman. Tous les progrès accomplis par Ludo pendant la semaine sont ainsi annihilés chaque week-end.

Ces phases hebdomadaires de régression l’amène à mordre ses petits camarades de classe ou mes enfants, à manger des feuilles de plante verte (heureusement non toxique) ou encore à déféquer délibérément dans sa culotte. Chaque début de semaine il faut tout reprendre à zéro.

 

Le père, quant à lui, est la cible de critiques acerbes émanant de son ex-conjointe et Ludo en parle peu, oscillant entre rancune et dédain. Le mépris qu’il prétend lui inspirer semble dicté par sa mère alors que l’enfant parait sincère lorsqu’il suggère « en vouloir à son père d’être quelqu’un de faible et de ne s’être jamais battu contre l’adversité ».

Il fait un rapprochement évident entre sa situation personnelle et l’histoire du « Roi Lion » qui le captive et dont il parle très souvent. Il semble s’identifier totalement à « Simba le lionceau », ne serait-ce que par ses rugissements à son arrivée chez nous.

On peut effectivement faire aisément le parallèle entre la mort du père de Simba et l’absence du père de Ludo de sa propre vie. A la suite de cette tragédie, le lionceau est contraint, pour survivre, à s’exiler loin des siens. Ludo, quant à lui, vit son placement dans une famille d’accueil comme un bannissement, une exclusion par ceux qu’il aime. La situation de séparation à laquelle ils sont actuellement confrontés lui semble irrémédiable et le conforte dans son sentiment d’abandon paternel.

Mais Ludo a tord même si, ni le fils, ni le père ne le savent encore.

Un dénouement heureux

En effet, ce dernier semble avoir vécu le placement de son fils comme un « électrochoc ». 

Il disparaît alors de son paysage familier pendant quelques temps mais – nous l’apprendrons plus tard – c’est pour entrer en cure et suivre un programme de désintoxication alcoolique qui lui réussit. 

A son retour, ses interventions sont moins fréquentes que celles de la maman mais bien plus constructives. Contrairement à elle, il n’oublie jamais aucun rendez-vous avec son fils et il est toujours ponctuel. Il s’enquiert régulièrement des améliorations cognitives de Ludo ainsi que de ses progrès scolaires et de sa socialisation. Il se trouve des centres d’intérêt communs avec son fils (il recourt à ses penchants pour la pêche, pour les voitures,…) et gagne peu à peu sa confiance. Il sait comment l’ « apprivoiser ».

Décelant chez cet homme, une véritable parentalité sous-jacente, il nous apparaît comme une évidence que c’est en lui que se trouve le salut de Ludo.

Il nous reste à l’en convaincre car il a perdu toute confiance en lui. Dévalorisé depuis des années par son entourage, bafoué et ridiculisé par la mère de son enfant, il semble ne plus avoir aucune estime pour lui-même, d’où ses problèmes récurrents d’addiction.

L’objectif de ce placement étant le retour de Ludo dans sa famille, la majorité des intervenants sociaux ont inconsciemment exclu le père de ce projet pour se focaliser sur la mère. 

Mais l’attitude des parents et l’évolution de leur comportement respectif étant déterminante, la « solution paternelle » s’impose d’elle-même à l’ensemble de l’équipe professionnelle. C’est alors un travail psychologique de fond que nous entamons, mon époux et moi-même en soutenant cet homme qui ne demande qu’à reprendre confiance en lui. Semaine après semaine nous le valorisons, le rassurons, l’encourageons à réclamer la garde de son fils.

Le papa de Ludo retrouve ainsi estime et confiance en lui et s’autorise même à élaborer des projets d’avenir avec son enfant. Il ne demande qu’à obtenir sa garde légale mais ignore comment s’y prendre. Nous l’aidons alors à rédiger une lettre adressée au juge des enfants.

A réception de celle-ci le juge transmet une convocation à l’A.S.E. pour une audience au tribunal à laquelle sont conviés Ludo, son père, son référent ainsi que sa famille d’accueil, à savoir mon époux et moi-même.

Le jour J, tout le monde est au rendez-vous. On nous prie de patienter quelques instants. Des minutes qui semblent des heures. Le papa est touchant d’anxiété et Ludo, malgré son jeune âge semble, lui aussi, réaliser l’ampleur de l’enjeu de cette audience. Nous sommes tous conduits dans un minuscule bureau mansardé sous les toits du tribunal de Carpentras. 

Le juge pour enfant nous reçoit. Il a sous les yeux la lettre de demande de garde et le dossier complet de Ludo. Il s’adresse au père impressionné, pétrifié et muet d’angoisse : « J’ai cru comprendre que vous vouliez obtenir la garde de Ludo…! J’ai besoin d’être convaincu... Si vous avez quelque chose à dire, c’est maintenant ou jamais ! »

 

Le trentenaire nous fait alors l’effet d’un petit garçon terrorisé et complexé, totalement paralysé par l’angoisse. Mon époux tente de le sortir de sa torpeur en répétant avec moins de solennité la dernière phrase prononcée par le juge : « Hein Monsieur X…, si vous avez quelque chose à dire, il faut le dire maintenant ! Après...ce sera trop tard !... ».

Cette intervention semble faire son effet puisque dans un ultime soubresaut le père finit par dire timidement qu’il aime son fils de tout son cœur, qu’il voudrait qu’il vienne vivre avec lui et qu’il s’en occupera bien.

Il n’en faut pas d’avantage au magistrat préalablement convaincu par le dossier de l’A.S.E., pour se prononcer en faveur de la garde accordée exclusivement au père. Il pose néanmoins quelques conditions. Il lui impose une « période d’essai » d’un mois pour s’assurer qu’il sera effectivement présent pour son fils et l’autorise à accueillir Ludo chez lui pendant les vacances du mois d’août. Si tout se passe bien, à l’issue de cette période, le père et le fils pourront enfin vivre ensemble. A partir de cet instant, la joie est à son comble. Qui aurait pensé deux ans auparavant à ce bel épilogue ?

 

Quelques mois plus tard Ludo nous quitte définitivement. Son papa vient le chercher. Il réalise que son fils et lui prennent un nouveau départ, l’avenir est devant eux, exaltant et prometteur. Mais le père et le fils ont du mal à nous quitter comme s’ils voulaient repousser le moment où ils se retrouveront seuls face à leur nouvelle vie.

Ils reviennent d’ailleurs nous rendre visite quelques temps plus tard pour nous faire cadeau d’une truite fraîchement pêchée à deux, un présent pour nous remercier et nous témoigner leur reconnaissance, un cadeau chargé de symbolique puisque c’est le fruit d’une passion commune entre le père et le fils.

Nous les regardons s’éloigner main dans la main en souhaitant, en notre fort intérieur, qu’ils puissent toujours prendre soin l’un de l’autre.

Nous espérons que la présence de Ludo permettra à son père de tenir bon, qu’il ne retombera dans aucune addiction destructrice. Et nous espérons que l’exemple de son père permettra à Ludo de résister lui aussi à l’adversité en se renforçant grâce à cette expérience et qu’il ne se laissera pas happer par la reproduction générationnelle des difficultés de sa famille ; qu’il sortira vainqueur de ces épreuves, avec une force renouvelée.

 

Personnellement, j’espère aussi que Ludo gardera surtout de bons souvenirs de nous grâce au cahier rempli de photos prises au fil du temps, qu’il emporte avec lui en partant, retraçant son parcours au sein de notre famille.

Cette année Ludo a fêté ses 23 ans. J'ai toujours le souvenir d'un petit garçon de 7 ans. J’imagine parfois son visage d'adulte et je me plais à penser qu’il est heureux avec son père, qu’il a peut-être une petite amie, qu’il travaille et qu’il va bien…